Un charme intime

Engelberg

Sur le versant méridional du mont Scharrach, qui surplombe les communes de Dahlenheim et Scharrachbergheim, le grand cru Engelberg, "la colline des anges", inscrit ses lettres de noblesse dans le livre d'or des grands terroirs d'Alsace.


A l'ouest de Strasbourg, entre le Krontal et les hauteurs du Molsheimer Berg, les collines sous-vosgiennes s'écartent du massif pour former une paisible vallée le long de la Mossig. Entre la vallée et les pénéplaines érodées du champ de fractures de Saverne, des reliefs primitifs émergent parfois tels des récifs à la surface d'une mer ondulée. Ces vestiges de formations calcaires accumulées jadis dans les profondeurs marines accueillent sur leurs pentes ensoleillées un vignoble millénaire. Au centre de cette "Couronne d'or", qui s'étend de Marlenheim jusqu'à Molsheim, le grand cru Engelberg constitue l'un des joyaux le plus précieux.

Un charme intime
De prime abord, quand on aperçoit cette côte irrégulière, entrecoupée de talus et de buissons, on se dit que rien ne peut sortir de ce terrain extrêmement pauvre. "Pourtant ce terroir a quelque chose de magique, d'insaisissable de l'extérieur, un charme intime qui se révèle à son contact et que l'on retrouve dans ses vins", racontent les vignerons de Dahlenheim. Poésie inspirée par l'amour de la terre ? Peut-être, mais la séduction n'est plus un mythe quand elle se perpétue au cours des siècles. Les vins de l'Engelberg sont connus depuis plus de mille ans. Dès 884 les bénédictins de l'abbaye de Honau, construit par le frère de sainte Odile, le duc Adalbert, parlent des "Nobilis vinis" de ce terroir, évoquant, pour la première fois en Alsace, la noblesse des crus qui feront la renommée de leurs possessions viticoles dans toute la région. Plus tard ce sera la Fondation Saint Thomas (1229) et les Hospices de Strasbourg (1320) qui s'attacheront à la qualité des vins de "la colline des anges", sans oublier le Chapitre de la Cathédrale dont le pouvoir spirituel usurpe tout ce que le pays compte en richesses matérielles.

Sans compromis
Avec la passion qui inspira autrefois leurs lointains ancêtres, les vignerons de l'Engelberg continuent aujourd'hui à mettre en valeur les pentes de la colline.

"Nous n'avons rien inventé, nous suivons la voie tracée par nos prédécesseurs" s'exclame André Pfister, président du syndicat viticole de Dahlenheim, quand on lui demande les raisons qui ont conduit les vignerons à réserver ce grand cru aux plus beaux fleurons des cépages nobles : le riesling et le gewurztraminer. "Nos aïeux savaient par expérience détecter les terroirs capables de donner les meilleurs vins. L'Engelberg, ajoute-t-il, avec ses sols marno-calcaires, caillouteux, peu profonds où domine le Muschelkalk, bien drainés et résistant à la sécheresse, dans un microclimat sec et limpide, permet de faire des vins surprenants".

Des vins surprenants qui se caractérisent par un équilibre parfait, une structure acide et grasse à la fois, agréablement enrobée dans la finesse des arômes. Longs en bouche, ils ne sont jamais lourds, ils dénotent une finale aérienne qui nous rappelle "que les anges sont pourvus d'ailes", comme le souligne avec humour Maurice Heckmann, vigneron récoltant à Dahlenheim. D'une longévité remarquable, ces vins restent longtemps jeunes et frais. En vieillissant, les rieslings affirment une légère minéralité, caractéristique des sols calcaires, mais toujours fondue dans la richesse de la matière. Quant aux gewurztraminers, leur complexité aromatique fait "qu'on peut les goûter plusieurs fois, et qu'à chaque dégustation l'on découvre une nouvelle ampleur", signale Jean Marie Bechthold. Ce sont des vins de gastronomie, droits, sans compromis.

Enfant naturel
Un grand cru n'admet pas de concession, il est le résultat de la bonne gestion des vertus du terroir. Le style et l'élégance des Engelberg expriment la volonté délibérée de ses vignerons de préserver la spécificité de leurs vins. Sans vanité ni dogmatisme, ils sont devenus les gardiens d'un temple quelque peu délaissé par les adeptes du marketing. Au cours de notre époque en effet, le vignoble des "jardins" de Strasbourg, pour ne pas dire du Bas-Rhin, a été très souvent perçu comme un fils illégitime de la viticulture alsacienne. Le fruit de ses vendanges, vendu par des négociants, ne portait pas son nom d'origine. Strasbourg elle-même regardait davantage vers les caves de Colmar que vers le cellier de ses anciens évêques. A l'écart des circuits touristiques et ignoré dans sa spécificité par les marchands, l'enfant naturel est resté égal à lui-même. C'est-à-dire porteur d'une identité alsacienne qui, par ailleurs, se diluait dans la frénésie du marché. "Notre marginalité nous a, paradoxalement, rendu service. Nous sommes restés à l'écart de la normalisation du goût imposée par les modes et le marché. Le commun des mortels aime bien les vins doux, par la sensation de plaisir que le sucre lui procure. Beaucoup ont cédé à cette flatterie commode en dénaturant l'aspect sec des vins d'Alsace par un côté plaisant et facile à boire. Nous, nous sommes restés d'autant plus fidèles à la tradition que nous n'avions pas à satisfaire une demande versatile", déclare Charles Brand de Ergersheim.

"Plutôt vendre son âme au diable que de laisser du sucre dans le vin", s'exclame Andrée Pfister, partisan féru de la vinification en sec. "Le sucre est le maquillage du vin, une sorte de fard," ajoute son collègue, Pascal Barth.

Les nordistes du vignoble
Il y a des vins qui plaisent, d'autres qui inspirent, comme il y a des vins de soif et des vins de gastronomie. Les "nordistes" du vignoble alsacien se situent tout naturellement dans la deuxième lignée, "peut-être parce que nous ne savons pas faire autrement, indique Charles Brand, et que notre seule vérité est celle du verre vide au cours du repas". Il est vrai que la sucrosité de certains vins peut paraître agréable aux non-connaisseurs, mais très vite elle produit un effet de saturation qui peut aller jusqu'à la répulsion. Trouver une entente parfaite entre le repas et le vin est le souci de tout fin gourmet. "Un bon repas se construit autour d'un grand vin. C'est le vin qui doit inspirer les accords gastronomiques et non l'inverse", affirme Jean Marie Bechthold, au risque de bousculer certaines vieilles croyances.

"Quand nous faisons notre vin nous ne pensons pas à satisfaire le goût du client, dit encore André Pfister, ce qu'il compte c'est la joie qu'il aura à découvrir quelque chose à laquelle il ne s'attend pas". Il va sans dire que cette démarche intègre sera étrangement perçue dans le monde des habitudes acquises. Les vignerons de la "Couronne d'or" ne cultivent pas des vins à médailles. Lors des concours viticoles, ils seront souvent disqualifiés parce que trop différents des attentes complaisantes du jury. Mais il y un juste retour des choses. De plus en plus le consommateur exigeant se lasse de se voir proposer des "vins gentils". Il part à la recherche d'horizons perdus et il découvre que, dans le vignoble du "nord de l'Alsace", les vignerons ont su résister aux dérives de la globalisation du marché. Le connaisseur apprécie cette originalité et lui reste fidèle.

L'Alsace est un ensemble composé de diversités, pour la comprendre il faut connaître les différentes facettes de sa culture. Il en va de même pour ses vins, on ne peut avoir une idée juste des vins d'Alsace si l'on ignore une partie de son vignoble.

Vous pouvez lire l'Avis du Connaisseur sur les vins issus de ce terroir.

Victor CANALES

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