L’étalon unique

Kastelberg

Comme une sentinelle postée à la jonction de la vallée et de la plaine, le Kastelberg surveille l’Andlau et Andlau. Voici avec le Wiebelsberg et le Moenchberg l’un des trois grands crus qui encerclent la cité de Sainte Richarde.


Ne cherchez aucun château sur le Kastelberg ! Pareil édifice n’y a jamais eu sa place. Et le kiosque qui le coiffe n’est que l’expression d’une initiative touristique voulant faire profiter le promeneur d’un point de vue rare sur le centre historique du bourg massé aux pieds de la colline. Pour saisir l’origine du nom de ce Grand Cru, il faut d’abord se rendre sur le Rebberg, de l’autre côté de la vallée, pour observer ce mont à la pente abrupte que les hommes n’ont dompté qu’en y installant des terrasses dont les plus étroites accueillent à peine un rang de vigne. La deuxième étape mène aux archives d’Andlau. L’ancien cadastre mentionne « Castelberg ». Le terme vient de l’alsacien « Caschte », c’est-à-dire la restanque ou la terrasse. Le mystère s’éclaircit : le Kastelberg, c’est le mont aux terrasses. Les murets de pierres sèches en granit parfois camouflés par un lierre envahissant y succèdent aux gros murs en rochers de grès. La vigne s’y déroule en un canevas qui emprunte plus souvent qu’il ne coupe le sens d’une pente marquée. La déclivité qui atteint par endroit jusqu'à 45 % rend très difficile l’exploitation de ce terroir. Les viticulteurs le travaillent pourtant sans se plaindre. Car le Kastelberg est un cas, un étalon unique parmi les Grands Crus d’Alsace.

Fusion entre le cépage et le sol
Voilà en effet un terroir exposé au sud, sud-est, qui présente une unité géologique quasi parfaite. Le Kastelberg est taillé d’un bloc dans des schistes de Steige. Aucun autre terroir alsacien ne peut prétendre à une filiation similaire. Le terroir constitue la pointe nord d’une veine qui, en passant sous Andlau, termine sa course au fond du val de Villé. Ces roches datant de l’ère primaire et plus précisément du silurien, ont été comprimées pour former un assemblage dur de grains de quartz, de lamelles de mica et de chlorite. Elles sont répertoriées parmi les plus vieilles formations géologiques. Marc Kreydenweiss, l’un des six vignerons qui vendangent ici est à l’unisson de ses collègues pour dire que le site bénéficie d’une certaine protection naturelle. Les forêts qui l’encadrent, et çà et là des îlots de ronces, hébergent des trichogrammes indigènes qui rendent superflu tout traitement insecticide. Le mildiou est rarement un souci, mais l’oïdium donne parfois du fil à retordre. Ramassé sur une altitude comprise entre 240 et 300 mètres, ce raide coteau devient, l’été venu, une machine à concentrer la chaleur grâce à un taux de cailloux frisant les 40 %. La vigne s’y montre précoce. Elle manifeste sa fleur avant les autres terroirs du secteur. Une rétention satisfaisante en eau du sol lui permet de tenir la distance. « La vigne travaille en permanence, sans aucun arrêt de végétation » précise Marc Kreydenweiss.

Avec un tel profil, le Kastelberg ne se donne qu’à un seul cépage, celui qui s’accommode le mieux de la structure du schiste : le Riesling. Personne ne se souvient que le terroir lui ait déjà fait des infidélités. « Quand un vigneron évoque le Kastelberg, il précise rarement Riesling. Cela va de soi » raconte Rémy Gresser, autre membre du cercle restreint de vignerons actifs dans ce Grand Cru. Ce mariage exclusif et fabuleux entre un sol et un cépage rallie les suffrages. La quintessence obtenue séduit. Elle se révèle le mieux avec les vieilles vignes dont le système racinaire s’est insinué dans les plus fines fractures du schiste. Marc Kreydenweiss n’hésite pas à parler de « fusion entre le cépage et le sol ». Les produits nés de cette union ne cèdent à aucune frivolité, mais montrent beaucoup de droiture et autant de tranchant que l’ardoise qui les porte. Les vins sont fins, racés, subtils. Fait rare pour des Riesling, ils se caractérisent par une énorme longueur en bouche. Mais ils restent « des étalons difficiles à maîtriser ». « Ce sont de grands vins pour de grands connaisseurs. Ils demandent un palais développé pour apprécier la subtilité de leurs arômes. Mais une fois qu’on s’est laissé convaincre par un Riesling Kastelberg, on le reste toute sa vie » résume Rémy Gresser. L’erreur consiste à vouloir les apprécier trop tôt. Jeunes, ces vins apparaissent sobres et austères. Un millésime ne devient accessible qu’à partir de trois-quatre ans d’âge. Les Kastelberg de grande garde demandent facilement dix, voire quinze ans de recul avant de se livrer totalement. En 1850 déjà, un courrier de Jean-Louis Stoltz, auteur de l’Ampélographie rhénane, reprochait vertement à un metteur en marché de Colmar d’avoir osé présenter de concert à un concours vinicole parisien un Brand 1849 et un Kastelberg du même millésime. Pour que les deux terroirs partent à égalité de chances devant le jury, il aurait fallu, selon lui, associer au Brand de 1849 un Kastelberg de 1839 !

Des grands vins dès 1064
En se contentant de 5,82 ha, le Kastelberg s’étend sur la deuxième plus petite aire délimitée pour un Grand Cru d’Alsace. Seul le Kanzlerberg de Bergheim le précède. Mais sa modeste taille ne l’a jamais fait passer inaperçu. Les Romains y avaient planté de la vigne. Un document mentionne l’élaboration de grands vins dans ce terroir dès 1064, sans doute parce que l’un de ses illustres consommateurs de l’époque n’était autre que le pape alsacien Léon IX approvisionné en direct par la production de l’abbaye d’Andlau qui était alors placée sous son autorité directe. En 1850, il est le premier terroir d’Andlau à figurer sur l’étiquette d’une bouteille. Jean-Louis Stoltz (1777-1869) n’a pas été le dernier à s’intéresser à ce cru si particulier par son unicité de sol et de cépage. Ex-officier de santé des armées de la République, il profite d’une retraite dorée à Andlau à partir de 1820. Sa passion pour le vin et le Kastelberg l’y verra expérimenter des collections de cépages d’où le Riesling sortira seul vainqueur. Elle le fera aussi investir dans le rachat de nombreuses parcelles de Kastelberg alors propriété de l’abbaye d’Andlau. Sur l’une d’elles, à mi-pente, il fera construire une petite maison à chapiteau et à colonnes dont ne subsistent aujourd’hui que les fondations. Le « chalet », comme le baptiseront les gens du cru, deviendra un lieu de repos, d’observations scientifiques et d’écriture. C’est là que Jean-Louis Stoltz rédigera en grande partie son Ampélographie parue en 1852. L’ouvrage demeure à ce jour le seul et unique répertoriant les différents cépages et les variétés de plantes présentes dans la vallée du Rhin. Le vignoble alsacien doit à ce féru de viticulture la sélection de sa souche de Riesling, le recensement ainsi que la classification de ses meilleurs terroirs, un travail qui a servi de pièce maîtresse plus d’un siècle plus tard à la hiérarchisation des appellations Alsace et Alsace Grand Cru. A la suite de son père, Alexis Stoltz poursuivit l’œuvre familiale en continuant à racheter des pièces de vigne du Kastelberg grâce à sa fortune, amassée en étant l’obstétricien privilégié des plus grandes dames d’Europe. Sans héritier, il transmettait un peu plus d’un hectare du Kastelberg à la fondation caritative et humanitaire qui porte son nom et qui en reste toujours propriétaire de nos jours.

L’histoire plus récente des années soixante marquées par la démocratisation des sorties dominicales des citadins en voiture rappelle également que le Riesling du Kastelberg s’appréciait alors sans trop dire son nom, vendu au verre dans les restaurants d’Andlau. Ce temps où l’anonymat primait n’est plus de mise. Depuis le début des années quatre-vingt, sous l’impulsion des visites du vignoble organisées par la Confrérie des hospitaliers du Haut d’Andlau, les viticulteurs du Grand Cru ont redécouvert ce patrimoine. « Le Kastelberg fait partie des meilleurs coteaux à Riesling du monde. Son potentiel est impressionnant. Andlau pourrait en faire le Montrachet de l’Alsace » déclare Marc Kreydenweiss. « Pour ma part, il doit être le résultat de ce que je peux faire de mieux chaque année. C’est le terroir phare de la maison. Je le respecte, je le travaille comme mon plus grand vin ». Cette sentence en rejoint une autre, celle de la génération des viticulteurs du début du siècle qui recommandait déjà à ses successeurs: « il faudra toujours bien s’occuper du Kastelberg. C’est le vin qui vous gardera à flot car même dans la pire des crises, il sera toujours un vin demandé ».

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Christophe REIBEL

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