Le corps et l'esprit

Schoenenbourg

Le vignoble du Schœnenbourg est cité pour la première fois vers 1300, dans une donation en faveur du couvent des religieuses de Sainte Catherine d'Ammerschwihr, mais tout laisse supposer que dès le début de la viticulture en Alsace, au temps des romains, les vignes recouvraient les pentes de la belle colline, le «Schœnenberg» comme l'appellent encore les gens de Riquewihr. La richesse de son sol établi sur des marnes du Keuper et des gypses fertilisants, ses pentes ensoleillées à l'abri du vent du Nord, ne pouvaient échapper à la sagacité de nos lointains ancêtres vignerons en quête de terrains favorables à la culture de la vigne.


Le célèbre cartographe suisse Mérian indique en 1644, dans sa vue de Riquewihr, que «le Schœnenberg donne le vin le plus exquis du pays». Un avis partagé par les bourgeois et les dignitaires de l'Ancien Régime qui, dès le Moyen Age, se font une gloire de posséder des vignes dans ce lieu privilégié.

Parmi les plus anciens propriétaires, cités dans les archives, on retrouve bon nombre de monastères déjà présent dans d'autres crus fameux, tels que l'abbaye de Munster (vers 1300), celui de Pairis (1375), ou le couvent des Pénitenciers de Fribourg en Brisgau. La vie contemplative a toujours mérité quelque réconfort ! «Que chacun de vous mes frères, se fortifie le corps et se réjouisse l'esprit avec la quantité de vin que la volonté divine a voulu lui permettre d'absorber», disait selon Goethe, un ancien archevêque de Mayence. L'histoire de Riquewihr garde la mémoired'un autre ecclésiastique de la même trempe, Berthol de Bucket, évêque de Strasbourg dont l'indulgence pour le bon vin, nous dit-on, sauva la ville de la destruction : Lorsque en 1324 les Horbourg cèdent Riquewihr aux comtes de Wurtemberg, l'évêque, furieux de pas avoir été consulté dans une affaire portant sur des terres situées dans son orbite épiscopale, se met à la tête de son armée et prend la cité d'assaut. Mais séduit par le contenu des tonneaux des vignerons, il décide de s'en retourner à Strasbourg, pour savourer dans la quiétude le nectar prélevé en quantité dans les caves de Riquewihr. Le prélat, nous dit la chronique, renonça à ses droits contre une livraison régulière des crus locaux.

Perle du vignoble.
De leur côté, les comtes de Wurtemberg ne tarderont pas à apprécier, à leur juste valeur, les vins de Riquewihr et à les faire connaître dans le Saint-Empire-Romain-Germanique. Au cours des quatre siècles que durera leur règne, la cité deviendra «la perle du vignoble alsacien» du fait de ses coteaux et de la politique de qualité des cépages et des vins imposée par les magistrats : «II est publiquement reconnu, dit une ordonnance du XVIe siècle, non seulement dans le voisinage, mais parmi tous les peuples du Saint-Empire, que le meilleur vin d'Alsace, qui dépasse en force et en esprit les autres vins d'Allemagne, et qui est transporté au loin par les plaines et les mers croît dans le ban de Riquewihr. L'ordon- nance se poursuit en rappelant que tout cépage «vulgaire» se distinguant davantage par le rendement que par la qualité est interdit sur les terres communales et que les vendanges ne peuvent avoir lieu avant le mois d'octobre.

Conséquence de cette politique : «les vins de Riquewihr étaient plus recherchés et se vendaient plus chers qu'ailleurs», indique Claude Berschy, propriétaire-viticulteur situé au pied du Schœnenbourg. Les riches demeures, édifiées au XVI et XVIIe siècles, grâce aux ressources de la vigne, et amoureusement préservées jusqu'à nos jours, témoignent de la prospérité d'une ville entièrement consacrée à son vignoble.

Ampleur d'un grand vin.
Les coteaux du Schœnenbourg ont rempli bien des celliers depuis l'époque où Voltaire prétendait avoir une hypothèque sur cette «mine», en contrepartie de l'or qu'il avait mis dans les festins des ducs de Wurtemberg.
Mais Riquewihr est resté fidèle à son passé viticole, même s'il n'est pas certain que les nombreux touristes qui aujourd'hui s'émerveillent devant l'homogénéité de son ensemble architectural, perçoivent le lien qui relie la cité à son vignoble, le vigneron à sa vigne et le vin à son terroir.

C'est dans la nature du terroir que se trouvent les fondations de la structure d'un grand vin, mais c'est l'homme qui le travaille qui détermine l'ampleur de l'édifice. Dans un terroir comme le Schœnenbourg il faut savoir observer la vigne, goûter le raisin et surtout être patient : «Les racines doivent avoir le temps d'explorer les richesses du sous-sol», dit Mittnacht-Klack, propriétaire-viticulteur à Riquewihr, ce qui en d'autres termes signifie que seuls les raisins des vignes de 10 à 15 ans d'âge devraient intervenir dans la cuvée «grand cru». Philippe Becker de Zellenberg, se fait plus précis en déclarant : «Dans ce terroir fertile, les jeunes vignes ont tendance à trop produire, mais il faut aussi être vigilant à l'égard de vieilles souches. Si l'on veut qu'un vin soit la véritable expression du Schœnenbourg, il ne faut pas hésiter à sacrifier du raisin, en taillant sévèrement la vigne en hiver puis, en supprimant des grappes lorsque la vendange s'annonce trop importante».

Matière intime.
«C'est quand le raisin atteint sa «maturité physiologique» qu'il devient apte à reproduire la plante» déclare Jean-Michel Deiss, propriétaire-viticulteur à Bergheim. «C'est alors que le fruit réalise, la synthèse de choses antagonistes : l'intégration d'une acidité surprenante, dans l'onctuosité, la richesse, la chaleur d'une belle sucrosité». Cette maturité physiologique, idéale, n'est pas mesurable par le taux d'alcool ou le degré d'acidité, elle dépend de la nature de chaque terroir, de la matière intime puisée par la vigne dans le sous-sol ; seul le vigneron peut, en goûtant le raisin, dire quand elle est atteinte. «Dans le Schœnenbourg, ce sont les marnes du Keuper, matrice du terroir, qui apportent la prodigieuse richesse en matière intime dans laquelle réside la splendeur et le merveilleux équilibre du vin. Un riesling Schœnenbourg fait avec des raisins physiologiquement mûrs, issus de vieilles vignes, est une pyramide qui impose le respect par les proportions de son architecture», conclut Jean-Michel Deiss. Massifs, puissants, complexes, les vins du Schœnenbourg, sont aussi capricieux dans leur jeunesse. Superbes sur lies, ils semblent s'éloigner du monde une fois mis en bouteille, comme s'ils s'enfermaient dans leur vie intérieure. «Parfois ils s'ouvrent au bout de deux ou trois ans, puis ils se referment à nouveau pour un an ou deux. C'est peut-être cela que les vieux vignerons appellent «la maladie du Schœnenbourg», constate Roger Jung, propriétaire-viticulteur à Riquewihr. En fait au cours de cette «léthargie» ils se préparent à affronter une longue vie. Lors d'une récente dégustation de vieux vins, provenant de la collection d'un notable de la ville, on jugeait ainsi un riesling Schœnenbourg 1884: «Très délicatement vieux, acidité fraîche, beau type, vin surprenant».

Vins de longue vie.
Cette capacité de vieillissement a forgé la renommée des vins du Schœnenbourg. «A une époque où les possibilités de conservation des vins une année sur l'autre étaient extrêmement rares, ceux qui avaient la capacité de vieillir étaient les plus convoités», signale Jean Klack de Riquewihr.
Lorsque les vins du Schœnenbourg, parvenaient aux ports hanséatiques, après maintes péripéties, on constatait qu'ils s'étaient améliorés durant le voyage. Si j'avais une bouteille à amener loin et pour longtemps, si, dans ma vie je devais faire un vin pour mes petits enfants, ce serait forcément un «Schœnenbourg!» s'exclame Jean-Michel Deiss.

Il y a dans les vins du Schœnenbourg, la possibilité de se transformer en valeur d'éternité. «On ne peut les comprendre si on les juge par leur comportement juvénile, indique Jean-Michel Baumann de Riquewihr, ils demandent cinq ou six ans, voire sept ans pour s'épanouir et livrer tout leur potentiel. Bien sûr cela dépend, aussi, du millésime et du comportement du vigneron avec sa vigne et dans sa cave», précise-t-il en considérant que des rendements trop importants et la chaptalisation diluent les apports du terroir.

Diversité.
«Dans un grand cru il convient de dépasser la notion de cépage, estime Jean-Michel Deiss, il est inutile de s'obstiner à reproduire les caractéristiques d'un riesling traditionnel quand le terroir, de lui même, offre la diversité. L'Alsace est la région du monde la plus diversifiée : un riesling d'un terroir calcaire aura des arômes d'agrumes, d'orange sanguine, une fraîcheur fruitée; un Schœnenbourg, évoquera plutôt des senteurs marines, d'iode, d'algue, de plage à marée basse, pourquoi vouloir normaliser tout cela ?» se demande-t-il, en rappelant que, quand à Rome, à Hannovre, à Saint Petersbourg, à Madrid au temps de Charles Quint on appréciait le vin d'Alsace c'était à cause de sa différence par rapport aux autres vins du monde.

L'opinion de Jean-Michel Deiss, largement partagée par des hommes comme Léonard Humbrecht, apôtre des grands crus, apparaît, à la fois, séduisante et quelque peu audacieuse à bon nombre de vignerons. Jean-Michel Baumann propose de parvenir à des appellations «géographiques», permettant de faire des assemblages de terroirs de même nature. Daniel Wiederhirn, Président du Syndicat Viticole de Riquewihr, rappelle pour sa part qu'autrefois on faisait des assemblages judicieux de Schœnenbourg sans que cela nuise à la réputation du vin. Mais, à son avis, l'important est d'adapter le bon cépage au meilleur terroir : «Même si un riesling Schœnenbourg, se rapproche d'un tokay pinot gris par ses arômes et son goût, dans la texture il reste différent», souligne-t-il.

Le soucis de toujours améliorer la qualité du vin par une action et une réflexion permanente sur la façon d'accomplir le travail fait partie de la riche histoire viticole de Riquewihr et ses alentours. Des noms tels qu'Ordieb ou Hugel sont souvent cités comme synonymes de «pères spirituels» de la viticulture alsacienne. En reprenant le flambeau, la nouvelle génération de vignerons est consciente que l'avenir de son œuvre dépend de sa capacité à résister à l'usure du temps.
 

Victor CANALES

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